< accueil | |||||
Le marché de réciprocité Dominique Temple Publié dans : Teoria de la Reciprocidad, tomme II : la économia de reciprocidad, "El mercado de reciprocidad positiva", pp. 376-392, PADEP-GTZ , La Paz, Bolivia (Voir aussi L'économie humaine sur le site : Réciprocité, Echange, Lien social) < accueil Contenu :
Pour éviter la guerre, plus précisément les guerres de religion entre idéaux ou imaginaires irréductibles, il faut que l'intérêt pour autrui ne soit pas contraint par une définition a priori de l'humanité, ou par des valeurs qui seraient déjà constituées, mais qu'il s'inscrive dans une relation de réciprocité. La réciprocité appelle en effet chacun de ses protagonistes à relativiser son point de vue par celui de l'autre au bénéfice d'un espace de liberté propice à l'apparition de valeurs partagées. L'intérêt supérieur qui prévaudra dès lors, ne sera plus celui de l'un ou de l'autre, mais celui qui pourra être attribué simultanément à l'un et à l'autre. Un tel intérêt supérieur est le bien commun, une parenté spirituelle, un soi irréductible à l'identité de l'un ou de l'autre. Comme il disparaît dès que se rompt la réciprocité, il est souvent rapporté à un puissance surnaturelle. En réalité, selon la structure de réciprocité considérée, il est sentiment d'amitié, de justice, de responsabilité, etc. La réciprocité des dons est-elle un principe d'économie politique ? Dans les sociétés présumées les plus proches des sociétés d'origine, la réciprocité mobilise toutes les activités de la vie : nourrir, soigner, protéger... Pour entrer en relation de réciprocité avec autrui il faut en effet tenir compte de ses conditions d'existence. En plus du principe retenu par les économistes du libre échange, l'intérêt pour soi, il existe donc un autre principe d'organisation politique qui induit une économie - car pour donner il faut produire. L'échange dérive-t-il de la réciprocité des dons ? Certains auteurs tentent de faire apparaître l'échange comme une forme évoluée de la réciprocité, ce qui revient à interpréter la réciprocité des dons comme une forme archaïque de l'économie. La thèse repose sur l'idée de Marcel Mauss que les communautés d'origine mélangeraient relations objectives et subjectives, matérielles et spirituelles. Avec le temps, ces prestations dites totales se scinderaient en relations intersujectives, de réciprocité pure, à la base du droit et de la morale, et relations objectives soumises à l'intérêt propre des individus. Une fois la paix, la confiance et la compréhension mutuelle établies par la réciprocité, les hommes pourraient donner libre cours à toutes leurs envies et restaurer le primat de leur intérêt propre. A partir du XVIIIème siècle l'échange s'impose en effet dans les sociétés occidentales. Les transactions ne sont plus envisagées pour engendrer les valeurs humaines, mais de plus en plus pour la valeur d'échange dont le statut se précise : elle n'est plus un moyen terme entre deux marchandises mais un pouvoir d'accumulation qui permettra bientôt aux uns de définir à leur avantage le prix du travail des autres. Aristote distinguait déjà l'échange pour le profit, de l'échange au service de la communauté, mais alors que dans l'Antiquité le profit était rejeté hors les murs ou confié à des parias comme indigne d'un citoyen, il est désormais justifié comme principe moral, étant supposé faire le bonheur des riches mais améliorer aussi la condition des pauvres. Pour A. Smith, par exemple, bien que le riche construise des palais et fasse seul bonne chère, il doit faire appel aux ouvriers et les payer, de sorte que la production entraîne malgré tout une certaine redistribution, une justification du système capitaliste que Marx analysera avec plus de rigueur... L'échange et la réciprocité négative Que l'échange économique puisse s'interpréter plus aisément en termes de réciprocité négative que de réciprocité positive rend problématique l'idée d'une évolution continue de la réciprocité des dons à l'échange économique. Il semble cependant possible de tourner cette critique en redoublant l'argument évolutionniste : la concurrence des intérêts privés serait une forme évoluée de la réciprocité de vengeance, et l'échange une forme évoluée de la réciprocité des dons. Mais cette façon de voir bute sur la difficulté suivante : dans la réciprocité négative, il faut avoir subi injure, affront, violence, vol ou meurtre pour avoir droit à une vengeance. La première offense est accidentelle ou, dit autrement, il est impossible de justifier le premier meurtre. Les confusions de l'échange et de la réciprocité des dons Bien que tout le monde ait l'expérience de la production pour le don, les parents pour les enfants par exemple, les familles alliées par une relation matrimoniale les unes pour les autres, etc.... la raison de l'économie de réciprocité est plus difficile à expliciter que la raison de l'économie d'échange car les occasions de confusion ne manquent pas. 1) Si l'échange s'ordonne à l'intérêt bien compris de chacun des partenaires, il suppose néanmoins une réciprocité minimum qui permet la compréhension mutuelle, sans laquelle la confrontation des intérêts privés pourrait se résoudre par l'affrontement. L'échange requiert à ce point la réciprocité comme sa condition que Lévi-Strauss a même proposé l'idée qu'il en soit la raison. Aussi a-t-il cru pouvoir ordonner la prohibition de l'inceste à l'échange des femmes. Il faut alors préciser que l'échange retourne le sens de la réciprocité à l'envers puisque les prestations économiques ne sont plus effectuées dans l'intérêt pour autrui mais dans l'intérêt pour soi, et que la paix ou la compréhension mutuelle ne sont plus le but de la relation mais un moyen pour acquérir des biens. La symétrie entre ces mouvements inversés peut à son tour être confondue avec une relation de réciprocité car elle est corrélée par le même souci d'obtenir d'autrui un plus grand avantage par la paix que par la guerre. Il s'agit cette fois d'une corrélation entre les tentatives de subordination de la reconnaissance d'autrui à son intérêt privé. Adam Smith, Karl Marx, Marshall Sahlins, par exemple nomment l'échange le vol réciproque, et Sahlins l'appelle réciprocité négative, mais nous verrons bientôt qu'il est nécessaire de corriger cette approximation. 2) Si le donataire se sent obligé de redonner, et le donateur de recevoir le contre-don, le risque est aussi de confondre cette obligation avec la contrainte qu'exerce l'intérêt privé au coeur de l'échange. Marcel Mauss lui-même prête à cette confusion quand il imagine que si le sentiment du premier donateur n'est pas nourri par un contre-don, il se mue en un esprit de vengeance qui signifierait, selon lui, l'âme du donateur. Le don, en réalité, est gracieux, mais il s'inscrit dans une relation de réciprocité qui fait obligation au donateur de donner, au donataire de recevoir et de redonner, et au donateur de recevoir à son tour sous peine que le don n'ait pas de sens et ne puisse donc être entendu comme un geste gracieux. Mauss observe alors la substitution de la vengeance à la réciprocité des dons et l'interprète comme le souci de préserver son être propre, voire son intérêt. Mauss réduit le bien commun des uns et des autres à l'imaginaire des uns ou des autres. Il situe l'origine du bien commun dans l'imaginaire des individus au lieu de le faire naître de leurs relations de réciprocité. Les valeurs sont imaginées constituées avant les relations entres les hommes alors que ce sont ces relations qui sont constituantes de ces valeurs. Le premier donateur s'imaginerait-il être le garant du sentiment d'humanité, et celui-ci lui paraîtrait-il lésé par le non-retour du don ? C'est sans doute le point de vue des indigènes auxquels Mauss se réfère. Le non-retour du don signifie en effet la destruction d'une structure de réciprocité, et traduit le refus du donataire de reconnaître au donateur son accès au titre d'humanité. La vengeance s'interprète aussitôt comme une autre structure de réciprocité, car à une telle violence contre l'humanité du donateur le contre-meurtre donne sens : les protagonistes pourront en effet se reconnaître comme ennemis à défaut de se reconnaître comme amis. La vengeance peut donc être interprétée comme l'intérêt de chacun à être reconnu comme humain (l'intérêt supérieur d'Adam Smith). Mais un tel sentiment d'humanité est aussi un bien commun qui ne se réduit pas à l'imaginaire du premier donateur. 3) Enfin si les dons réciproques tendent à satisfaire les conditions d'existence des uns et des autres, et si l'échange satisfait également les conditions matérielles des uns et des autres, le résultat final semble le même, de sorte qu'un expert de l'économie d'échange, qui mesure et compare entre eux des biens matériels, se dit habilité à réduire la réciprocité à un échange. Que la réciprocité promeuve entre les partenaires un lien social d'amitié, de justice, de responsabilité, de confiance etc. (selon la structure de réciprocité considérée) valeurs qui ne se comptent pas en quantités matérielles, lui semble dès lors relever d'une discipline hors de sa compétence. Il ne s'agit plus ici de confusion entre échange et réciprocité mais d'une réduction de la réciprocité à l'échange qui mutile l'économie de son humanité. Le principe d'équivalence et le marché de réciprocité La réciprocité des dons et l'échange vont conduire à des principes de régulation économique différents : l'équivalence de réciprocité et l'équilibre de l'offre et de la demande. Le principe d'équivalence signifie que la production de chacun s'adapte aux besoins de tous. Le partage est la pratique la plus commune pour définir la quantité que chacun doit à chacun. Sur les marchés de réciprocité, le partage cède la place à la réciprocité généralisée, chacun donnant à quelques partenaires alliés et recevant d'autres partenaires. Deux sentiments prévalent dans la réciprocité généralisée : le sentiment de responsabilité et le sentiment de justice. Comme ce qui se doit et peut se donner à chacun varie selon les communautés, les équivalents de réciprocité varient également, mais les communautés tendent à la réciprocité entre elles, et les équivalents de réciprocité les plus communs deviennent bientôt des références pour le marché : les monnaies de réciprocité. Cependant la valeur se traduit en prestige, et puisque le prestige est proportionnel à la générosité du don, les donateurs les plus prestigieux seraient les plus démunis si le cycle ne se reproduisait sans cesse, les donataires investissant pour redonner davantage. Toute interruption du cycle par l'accumulation privée détruit le système. Dans les communautés de réciprocité, celui qui accumule au détriment de la circulation des dons peut être considéré non seulement comme un voleur mais comme un criminel. On comprend que l'antinomie entre libre échange et réciprocité se solde par la violence ! D'autre part, si les marchés de réciprocité ne sont ouverts qu'aux partenaires qui respectent leurs règles, ils imposent également le respect des valeurs élues par leurs communautés, un choix qui peut apparaître comme une contrainte, surtout lorsque ces valeurs sont exprimées dans un imaginaire exclusif. La monnaie de réciprocité (les cauris africains, les noix de cola...) permet de contourner ces contraintes, car elles peuvent correspondre à des équivalences totalement différentes, mais il importe de souligner la dimension culturelle de ces marchés qui les rend irréductibles les uns aux autres, et qui justifie que leurs relations soient contrôlées par des contrats de nature politique. Sans la reconnaissance explicite de leurs spécificités culturelles, ces marchés se désorganisent au profit du libre échange. Mais en l'absence d'une théorie de la genèse de leurs valeurs, cette justification peut signifier que chacun s'arroge une autorité en fonction de son imaginaire sur l'éthique, une prétention discutable....
Que les marchés de réciprocité n'aient pas la même finalité que les bourses d'échange se voit aisément : sur les premiers, les producteurs, commerçants et clients, se présentent les uns aux autres, et nouent entre eux des relations souvent festives : au marché de Ouagadougou, la fête est perpétuelle, chaque quartier l'organisant à son tour. Les hommes et les femmes se montrent et pour cela se parent, parfois de façon magnifique, car ils ont le sentiment de mettre en jeu leur dignité et leurs valeurs morales. Sur les marchés africains, les jeunes femmes vont au marché pour «se montrer». Et sur les marchés andins les plus âgées y vont pour «tenir leur rang». Sur les bourses d'échange, au contraire, seules comptent aujourd'hui les tractations monétaires, et les hommes n'apparaissent pas ou le moins possible, tout lien social étant considéré comme une entrave à la fluidité des spéculations financières. L'articulation du don et de l'échange : le quiproquo historique La nuance du don d'amabilité est-elle importante? Que veut indiquer un tel don s'il ne remet que très légèrement en cause l'égalité matérielle aussi bien réalisée par l'échange que par la réciprocité ? Mais la concurrence ne joue-t-elle pas de façon à faire baisser les prix, et l'échange, pourvu qu'il soit concurrentiel, n'a-t-il donc pas le même résultat que la réciprocité des dons ? La critique classique soutient que le donateur est en réalité contraint par l'échangiste. La reconnaissance sociale et le prix juste Sur le haut plateau des Andes on raconte l'histoire d'une jeune fille qui portait ses oeufs au marché local. Ses caseros les revendaient à la capitale. A la suggestion que lui fit un économiste occidental de tout vendre directement à bien meilleur prix à une entreprise commerciale de la capitale, elle répondit : « Voulez-vous que personne ne me reconnaisse ?» La raison de la réciprocité apparaît clairement : elle crée les valeurs éthiques d'où émerge le sujet de chacun comme humanité. Au premier rang des valeurs produites, la reconnaissance sociale mais aussi l'amitié : on citera ces femmes du Sénégal qui vendent sur le marché le poisson pêché par les hommes. Comme l'une d'entre elles bénéficiait de la pêche de nombreux fils, et se trouvait avantagée, des économistes européens lui firent remarquer qu'elle pourrait investir aisément dans un bateau de plus gros tonnage, ce à quoi elle répondit qu'elle mettrait ainsi les autres pêcheurs en difficulté et qu'elle perdrait ses amis. C'est une réponse que l'on entend souvent sur les marchés de réciprocité. Néanmoins, la recherche du prix juste se heurte aujourd'hui à un paradoxe. L'efficience de la technique mise au service du système capitaliste par la science, et l'efficience de l'accumulation du capital conduisent à ce que le prix de revient d'une production motivée par le profit soit inférieur au prix de revient d'une production identique dans un système de réciprocité, et ce paradoxe décourage la production pour le don. L'enjeu de l'économie de réciprocité est alors d'affirmer la nécessité des valeurs éthiques universelles et de négocier une interface entre les deux marchés, une interface entre les territorialités respectives de l'échange et de la réciprocité, en fonction des valeurs que la société désire produire.
< sommaire |
|||||